Nous nous trouvons au milieu de la prison ronde d’Autun. Nous ne sommes pas emprisonnés. Nous avons cette chance. Car elle est fermée depuis longtemps. Et bizarrement, alors que nous sommes seuls, c’est comme si des centaines de personnes venaient de la quitter en faisant beaucoup de bruit. Il n’y a rien ici ni personne et pourtant, de toutes parts, des présences surgissent: un chiffre incrusté dans le mur, une plante qui colonise l’escalier, des sons qui résonnent comme ils devaient résonner il y a de ça quelques dizaines d’années. Cela est possible depuis qu’un vieil homme est revenu habiter les lieux par ses souvenirs. Il a raconté ses repas, ses nuits, c’est long une nuit quand on ne dort pas et qu’on a froid. Et ce soir-là, on a amené un prisonnier dans sa cellule… je crois que ça a été la plus intense et courte amitié de sa vie. Et le fait qu’il le raconte, a soudain réveillé toute la prison.

Et là, au milieu de cet endroit, c’est comme un résumé de l’année écoulée.

Il est arrivé quelque-chose qui n’était pas prévu, en mars 2020, les humains ont eu leur espace de vie resserré, leurs déplacements limités, leurs fréquentations interdites. Depuis ce jour, quelque-chose se transforme et se modifie à l’intérieur d’eux. Certains disent qu’ils se sentent enchaînés, d’autres disent qu’ils « font de l’écorce », d’autres ne veulent plus sortir de chez eux car l’effort à fournir pour affronter le monde est une habitude vite perdue. J’ai vu des enfants ne pas grandir pendant un an, des lièvres siéger en groupe au milieu de la route déserte, des jeunes soupirer d’amour à distance, d’autres désespérer d’ennui. Les murs des chambres d’enfants se sont couverts de dessins. Les télévisions, les ordinateurs et les tablettes sont devenus des cyber-amis qui aiment froidement et mentent beaucoup. Et dans ce nouveau rythme d’une société séparée en petits espaces pour ne pas se rendre malade, quelque-chose est arrivé, qui n’était pas prévu.

Des petites choses sont devenues importantes, très importantes. La rare visite d’un voisin ou d’un ami a rempli de présence un appartement endormi. La chanson des habitants de l’immeuble d’en face a créé un événement dans une journée bien morne. Et quand la voisine du dessus se trompait sur son piano, ça n’empêchait pas l’émotion quand on entendait une musique pas aussi machinalement réglée que sur la bande passante.

Nous avons appris à nos dépends l’épaisseur des choses invisibles, la place qu’elles prennent dans notre vie: une voix, un air, la chaleur d’un humain, la résonance de ses gestes.

« Vous saviez que dans cette prison, une femme avait été enfermée parce qu’elle chantait des chansons révolutionnaires, puis on l’a mise au « mitard » car elle refusait d’arrêter de déclamer ses poèmes séditieux », nous dit celui qui avance à la lampe torche dans les cartons d’archives de la prison. Apparemment, elle venait d’Alger. Il faudrait vérifier tout ça.  

« Vous saviez qu’il y eut deux amoureux dans cette prison. Elle était mixte. Et des petits messages circulaient entre les cellules… ». Comment? Ce ne sont peut-être que des rumeurs.
Je raconte qu’un homme m’a dit qu’il devait marcher toute la nuit pour ne pas geler, il faisait 6 pas et demi-tour: « un deux trois… »

On les entend encore ses bruissements, c’est ça le murmure continu que nous croyons percevoir. Ils ne parlent pas fort, et on pourrait ne rien entendre.

On lance cette idée « d’ethnologie préventive », et la petite danseuse qui va au collège à Autun demande ce que ça veut dire ces mots: « Ethnologie, c’est parce qu’on veut connaître la vie des humains qui vivaient là. Parce qu’on se dit qu’ils sont importants, chacun. Puis eux, ils peuvent nous faire voir avec les yeux de ceux qui attendent dans toutes les prisons du monde »
Oui mais préventive, c’est vrai qu’on a dit ce mot. Il veut dire plusieurs choses. Il y a la « rétention préventive », c’est quand on enferme un étranger, même s’il n’a rien fait de mal, parce qu’il n’a pas le droit de rester dans le pays. Enfermer avant de punir.

« Alors nous, on fait plutôt comme l’archéologie préventive, on pense qu’avant la transformation annoncée d’un lieu, il y a des vies à retrouver par les traces qu’elles ont laissées, aussi infimes soient-elles, pour les remettre en circulation, leur permettre de passer de bouche à oreille, avec légerté. C’est de la liberté préventive. »

Tiens des agitateurs pendant les grandes grèves de 1900 au Creusot, ils gravent au couteau leur colère sur la porte. Des clameurs dehors… « c’est pour le passage des condamnés lors du procès des mineurs ». Ils voulurent destituer le système paternaliste de Montceau-les-Mines. 
On entend même la larme résignée des femmes condamnées pour « pratique illégale de l’avortement ». 
On distingue mal la langue des hommes enfermés pour nomadisme. Biensûr, ici tout le monde parlait le patois des pauvres, et les « frérot » et les « aryé » fusaient pendant la promenade. Heureusement, certains de chez nous le parlent encore. On finira par se comprendre.

L’allemand se fait entendre un peu plus tard. Comme les culasses des fusils. On dit que les déportations partaient de là. Ce sont des confidences car on n’en parle pas trop dans la famille.

Puis plus rien, un grand silence… ah si tiens, une bande de gamins qui jouent aux trois mousquetaires, il y en a un qui fait le roi depuis le premier étage et qui dit aux autres de partir. Puis des chats, des souris… tiens une voiture entre, ça passe tout juste, la place de parking est payante, j’ai du mal à imaginer qu’à ce moment personne ne fut interpelé par l’architecture étrange de l’endroit. 

Mon nom écrit à la craie jaune… Un garde-meuble dit-on,
« peut-être un parent qui l’avait loué à l’occasion d’un déménagement? »

Nous nous trouvons au milieu du sol rond de la prison d’Autun. Et il pourrait arriver quelque-chose qui n’était pas prévu. Il pourrait arriver qu’on libère les chanteuses, les amoureux et les avorteuses, que la fanfare de l’harmonie des mines fasse un boucan à réveiller les vieux endormis, que des danseuses occupent la rotonde pieds-nus pour alléger le poids des chaînes, que les Communards du Creusot sortent sur le parvis et que les mousquetaires courent par les rues pour raconter leurs aventures. Un brouhaha où l’on se parle sans toujours être d’accord, mais avec passion et sur fonds d’une musique de voyageurs qui apporte des nouvelles d’ailleurs. Un genre de fête, pleine de paroles, de sérieux et aussi de drôleries et de chaleur humaine. 

Alors on le fait? On libère ces histoires-là et normalement, dans le même temps, se réactivera l’oralité entre les gens, ça donnera à nouveau envie de parler aux autres et de reprendre le refrain ensemble.

Chiche.

Caroline Darroux, Directrice de la Maison du Patrimoine oral de Bourgogne, avril 2021