Retour sur l’histoire du court-métrage

En été 2018, un homme visite le musée d’Autun avec sa femme. Ils sont âgés, marchent lentement, discutent entre eux. Petite dame très fine et homme à la stature de ceux qui assument leur rôle dans la société.
Avant de partir, ils parlent avec l’agent d’accueil du musée :

« J’ai été emprisonné dans la prison d’Autun, j’aimerais raconté cela avant de mourir. »

L’agent d’accueil d’un musée est bien plus qu’une personne qui vend des billets et des livres, c’est une personne à l’attention aiguisée qui sait reconnaître un accent, comprendre que quelqu’un cherche un repère, écouter ce que le visiteur a à dire.
Alors l’agent d’accueil en parle avec l’équipe du musée, puis le réseau des élus et représentants de la société fait son travail. La ville d’Autun demande à la Maison du Patrimoine Oral de Bourgogne, située à Anost, de retrouver ce monsieur et d’aller écouter son histoire pour en garder la trace. 

C’est là que j’interviens, mon nom est Caroline Darroux, je suis anthropologue à la MPOB. Je sais que la démarche de ce monsieur est plutôt rare : quelqu’un qui a quelque-chose à dire de précis et qui demande que ce soit transmis. Le plus souvent, les gens pensent que ce qu’ils ont vécu n’est pas intéressant, ou alors qu’ils risquent trop à le dévoiler au grand public. Là, l’homme est déterminé et cela suffit pour savoir que ce qu’il a à dire est une sorte de testament, un message, une direction qu’il aimerait que d’autres suivent. J’ai rencontré plusieurs messagers et messagères de ce type, âgés de plus de quatre-vingts ans, une parole aiguisée, précise, courte, très efficace.
D’emblée, par expérience, je sais aussi qu’on ne pourra pas se contenter de garder cette parole dans un placard, aussi sécurisé soit-il. Car ce genre de récit de vie a une actualité et une résonance au présent, il ne s’agit pas juste de documenter le passé.
Individuellement, on a toujours plus à perdre à parler plutôt qu’à se taire. Cet effort, quand on sent qu’on « va passer de l’autre côté » comme disent certains, va de paire avec une nécessité profonde qu’il faut parler pour les autres et maintenant. 

Alors me voilà partie à l’autre bout du département à la rencontre de Jean Gagnard et de sa femme.
Je n’avais qu’un numéro. Je les appelés: « on est un peu sourds, voyez-vous, parlez bien fort », me dit une voix aigrelette et très aimable. Je suis sur haut-parleur, je comprends vite que je suis attendue, depuis le jour de la visite au musée.

Petite maison à Azé, dans le Mâconnais. Madame Gagnard m’accueille avec gentillesse et elle me prévient: « il vous attend ». Une pièce a été réservée pour notre entretien, Jean a disposé devant lui des documents sur la table. Il est prêt.

Il est impatient, il a quelque-chose à dire.
Pour l’aider à prendre son temps, je lui demande de me parler de lui, son enfance, il est né à Epinac-les-Mines (le nom de cette époque). Fils de mineur. Son père est décédé pendant la première guerre. Il me parle de son entrée dans la résistance « je n’ai pas eu le choix », puis il est devenu instituteur à Montceau-les-Mines, à l’école du Magny, « pour instruire les fils de mineurs comme moi ». Puis il a rencontré sa femme et est devenu maire de ce village où elle vivait. Il parle de la Gestapo, des russes blancs, des coups de grisou… Son expérience est si dense, je n’arrête pas de lui demander des détails car en racontant il donne accès à d’infimes situations qui éclairent des pans entiers de l’histoire de France. « Vous êtes de la police », me rétorque-t-il après le passage sur son interrogatoire par la Gestapo… Je me sens un peu bête. Non. Je suis vraiment intéressée. Et je relève toutes les contradictions temporelles. Nous reprenons, il voit qu’il doit être historien avec moi, il reprend date par date. Nous reconstituons l’enchaînement des faits marquants de sa vie. Puis il s’interrompt: « et donc mon histoire dans la prison d’Autun ». Le rythme est posé, l’espace est libre, les tensions ont disparu, le récit peut donc avoir lieu. Ce qu’il a raconté sur cette période d’emprisonnement à Autun fut déroutant et non-convenu. 

Puis nous avons repris la discussion sur sa vie. Puis il s’est à nouveau interrompu et a raconté à nouveau cette histoire de son emprisonnement.
Un récit, dense, répété et poli comme un galet qui a roulé dans la rivière, n’est pas une histoire comme les autres. C’est un récit exemplaire, une forme de la transmission orale d’hier, comme d’aujourd’hui. Un contenu de sens, de symboles et de sensibilité humaine qui prend forme populaire par le fait d’être répété. 

En rentrant chez moi, après avoir goûté le petit vin blanc de Davayé dans un joli verre à liqueur, je me suis dit qu’il fallait un artiste pour donner à cette voix toute sa dimension sensible afin que le récit ait lieu, à nouveau, autre part que dans ce petit salon.

J’ai appelé Benjamin.


Je suis Benjamin Burtin, auteur et réalisateur autodidacte, co-fondateur du média d’action ODIL.

À l’appel de Caroline, je me suis aperçu que jamais je n’avais remarqué cette prison enchevêtrée dans l’architecture autunoise. Voici donc l’occasion d’une découverte inédite.

Inédite mais aussi vertigineuse quand j’ai ressenti le poids des murs, l’absence de lignes de fuite comme autant de choses qu’une caméra et son axe ne pourraient capturer. Il m’a alors semblé nécessaire de briser l’espace imposé en demandant la présence d’un comédien qui sillonnerait le bâtiment et nous permettrait de nous accrocher à quelque chose, une sorte de résistance à la domination exercée par l’environnement.

Mon personnage (Paul Royer) est donc jeune, presque aussi jeune que l’était Jean Gagnard au moment de son incarcération dans cette prison circulaire. C’est donc une transposition temporelle de cette situation continuelle de l’enfermement des enfants de la société. J’ai choisi un ancrage résolument moderne pour mon personnage, du logo Nike arboré sur son vêtement au bain d’images d’aujourd’hui, surgissant des murs pour l’aspirer dans la solitude du détenu.

J’ai souhaité baser mon travail sur un contraste très marqué, entre modernité et histoire, personnel et sociétal, intime et politique, insinuant un malaise par l’image, parfois subliminale, opposé à la quiétude de la parole sage d’un vieil homme encore marqué par sa jeunesse si particulièrement bouleversée.


Et le court-métrage Panopticon 1940 a donc vu le jour, avec le soutien de la Ville d’Autun et de la DRAC de Bourgogne Franche-Comté. Un film qui reste ouvert. C’est de lui que nous sommes partis pour retrouver les histoires de ceux qui avaient séjourné dans cette prison. Car Jean Gagnard nous a fait réaliser à quel point ces vies emprisonnées sont inattendues. Elles ouvrent les pages de notre histoire passée et en train de se faire, telles que nous ne les avons jamais vues.